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- J'avais quitté les vieux trottoirs puants de la ville depuis des mois. Depuis que Jenny avait demandé le divorce et s'était fait la malle avec un type aux allures de Cow-boy texan de ces mauvaises séries B américaines. Y'avait eu un malentendu qu'on a laissé traîner des jours. Puis les jours se sont transformés en semaines, en mois, et vous connaissez la suite. Je l'ai laissée partir en ravalant ma fierté, elle a même emporté les chats et la vieille télévision qu'on avait mis dans le garage. Elle a emporté ses vêtements et ma dignité sous le bras, m'a lancé un tendre « Charly, ça ne pouvait plus durer bébé, tu le sais », et a claqué la porte derrière elle après mon tout aussi tendre doigt d'honneur. J'avais jamais vraiment remarqué à quel point elle était importante pour moi. J'avais jamais vraiment fait attention à son parfum, jusqu'à cette nuit où je me suis retrouvé seul dans le lit et qu'en me retournant, ma tête a effleuré son oreiller. Quel vieux con je fais à sentir les moindres parcelles de ce tas de tissu dégueulasse. J'avais plus de raison de me lever, plus de raison de dormir. J'avais plus envie de fumer ou de baiser. J'avais enfin pris connaissance de ce vide sidérant et suffocant en moi, et j'apprenais à le haïr. Je me regardais dans le miroir et je pensais « Charly, espèce de tête de nœud, tu vas rester là toute ta putain de vie ? Dans cette maison trop grande pour ta sale gueule de con, à tourner en rond comme un chien à te demander quelles choses pourraient te stimuler ? ». J'avais vraiment envie de m'en sortir, mais à cinquante neuf ans, sans boulot, sans femme, sans dignité, tout paraît soudain plus compliqué. J'ai commencé à fréquenter des gens dans des bars. Je suis sorti dans des endroits franchement crades dans lesquels les types se la jouent gros caïd et les femmes, elles, n'en parlons même pas. Elles étaient belles et grandes, sauvages, presque nues.
Tous les regards étaient tournés vers lui. Personne ne comprenait réellement ce qui était en train de se passer ni où ce discours allait les mener, mais la salle entière était pendue aux paroles de Charly, comme envoûtée. Les veilles femmes rougissaient à la moindre vulgarité, tandis que les hommes, eux, se tapaient des coudes pour marquer à quel point ils comprenaient le désarroi de cet homme et à quel point ils étaient compréhensifs. Seul le groupe placé à sa gauche restait imperturbable. Tous se contentaient d'écouter en silence. Certains se retournaient parfois vers l'homme le plus imposant de la pièce, placé à la droite de Charly, craignant de voir le discours se suspendre d'un moment à l'autre.
- J'avais grand cœur moi, je savais bien que ce monde là n'était pas fait pour ma tête de con mais j'y allais quand même. J'ai rencontré deux ou trois putes que j'ai ramené chez moi. On s'est bien amusés je dois le reconnaître, mais j'avais toujours ce vide à l'intérieur qui ne voulait pas me foutre la paix. Le matin je me levais et j'entendais cette chose gronder, le soir en me couchant je sentais que toute forme d'énergie positive m'avait quitté. Il n'y avait plus rien, rien d'autre que cet infâme gouffre sordide qui me collait et me traversait de part en part. J'avais envie de me flinguer. C'est cette nuit là que j'ai remarqué la lumière en face, et que j'ai compris qu'un truc tournait pas rond. Pour tout dire, j'ai jamais vraiment prêté attention à mes voisins. Ils me foutent la paix quand je fous ma vie en l'air, et je les laisse écouter la musique un peu trop fort la nuit. Ce sacro-saint accord silencieux me convenait parfaitement jusqu'à présent. J'avais trouvé en eux des personnages compréhensifs au désespoir profond dans lequel je plongeais malgré moi, et je leur était extrêmement reconnaissant de ne pas appeler les flics quand ils m'entendaient donner des coups de flingues dans les murs ou pousser des hurlements à en réveiller n'importe quel macchabée. Deux ou trois fois déjà, j'avais perçu dans le regard de la bonne femme un vague élan désapprobateur, mais mes cernes et ma triste mine avaient sûrement suffit à la faire se retourner tranquillement, promenant simplement son regard le long de ma maison, comme si j'y cachais les corps des putes que j'avais invitées la veille. Celle-là devait se dire que si un psychopathe anéanti par le départ de sa femme habitait en face, il valait peut-être mieux le laisser en paix. Et du reste, je m'en plaignais pas. J'avais encore révé d'elle cette nuit là. Jenny, jenny. Une femme tellement banale que j'ai du mal à supporter cette absence. Dans ces cauchemars c'est toujours la même chanson : je crois sentir son odeur sur l'oreiller, je m'endors, me réveille en chialant et pars me réfugier dans le salon pour me taper une ou deux bières avant de tomber, encore, dans ce douloureux coma fait de souvenirs qu'on préférerait effacer. J'ai honte de l'avouer mais j'en ai écrit des poèmes. Beaucoup. Je les planque dans les tiroirs de ma table de chevet, incapable de les brûler ou les relire. Ils restent juste enfermés là-dedans à attendre. Attendre qu'un jour j'aurais les couilles de les relire en me marrant, pour finir par les déchirer et les jeter par la fenêtre... J'avais eu cette idée à un moment de les faire lire par...
- Charly loin de moi l'idée de vous interrompre mais cela fait cinq minutes que vous nous relatez ici votre désespoir et pas un mot sur l'affaire. Vous avez évoqué Mme Talls mais très vaguement. Entendons-nous bien : nous vous avons fait comparaître aujourd'hui afin de juger l'affaire Talls. Pourrions-nous donc en venir aux faits, je vous prie ?
De brefs rires se firent entendre dans le fond de la salle, mais Charly, imperturbable, continua son récit.